Société anonyme - extrait

– Mon père n’était pas un méchant homme
mais c’était un ivrogne. Souvent, il rentrait tard, aux petites heures, le
gosier plein de vociférations ordurières, de chansons paillardes ou de
soliloques d’alcoolique. Il réveillait tout le monde en hurlant, en claquant
les portes. Chaque soir, c’était un rituel immuable. Nous nous attablions moi,
ma mère, mes frères et sœurs à dix-neuf heures précises. C’est alors qu’une
sourde appréhension montait en nous. Silencieux, le nez dans notre soupe, nous
écoutions la pendule moudre des minutes brûlantes. Nous savions que passé
dix-neuf heures trente, il ne rentrerait plus, que son couvert demeurerait
intact, sa place vide. Notre mère faisait de son mieux pour ne pas nous montrer
le chagrin qui la minait, elle s’efforçait d’afficher un visage impassible
cependant trahi par des sanglots durement réprimés qui couvaient dans sa voix.
Souvent, elle sortait dans le jardin se cacher pour pleurer. C’est ainsi que
j’ai passé tant de nuits de mon enfance à veiller, à guetter les ombres, à
surprendre les moindres bruits de la maison. J’attendais que tout le monde fût
endormi et, à l’insu de ma mère, je quittais mon lit à pas de loup. Alors, je
m’asseyais sur une marche de l’escalier, toujours la même. Mes yeux fixaient
une croisée sans rideaux juste en face de moi. Tel un oiseau, appelé par le
ciel, je déployais mes ailes, je prenais mon essor. L’hiver, je m’enveloppais
dans une couverture, humble sentinelle aux yeux grand ouverts, je laissais mon
regard se dissoudre dans la nuit d’encre noire; l’été, je m’évadais dans les
étoiles, j’écoutais les chants de la pluie, la musique qu’elle faisait dans les
gouttières, l’automne, c’étaient les gémissements des arbres tordus par la
tempête. J’écoutais cela avec un regard animal, j’écoutais aussi le monde
exister en moi. Évidemment, je finissais par m’endormir mais avec ce bonheur
candide de veiller sur ma mère, sur mes frères, sur mes sœurs, sur le monde
entier. Car je savais qu’en rentrant, mon père me trouverait, que les démons
s’en iraient de lui, qu’il serait soudain dégrisé, attendri de me voir assis
sur cette marche à l’attendre, qu’il me prendrait dans ses bras, qu’il me
recoucherait doucement, qu’il ne claquerait pas les portes et ne tourmenterait
pas ma mère. À l’aube, lorsque je me réveillais dans mon lit, je savais qu’il
était rentré, je savais que tout était bien.
– Et vous avez attendu ainsi combien
d’années ?
– J’attends toujours, je n’ai jamais
quitté cette cage d’escalier, mes yeux ne se sont pas détachés de la fenêtre
ouverte sur une nuit immuable mais prometteuse d’aube. C’est à présent
l’existence que j’y contemple. Comment ne pas remercier mon père de m’avoir
initié, sans le savoir, à cette veille ininterrompue depuis lors ? Le
condamné à perpétuité et le curé que j’étais sont, à un certain niveau de
conscience, deux êtres diamétralement opposés mais ils se rejoignent à un
niveau supérieur dans une attente qui est la même, une attente telle un feu
dévoreur de visible et d’invisible. Cette marche d’escalier enfouie au fond de
ma mémoire fut la prime expérience de mon être le plus profond. Plus que
l’espérance, j’y ai trouvé la foi.
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